Ce qui nous lie et nous sépare : Le rôle de la langue dans un pays multilingue
René Descartes, philosophe français du XVIIe siècle, a dit un jour : “Je pense, donc je suis”, laissant entendre que la pensée était la confirmation de l’existence. Mais n’aurait-il pas pu se contenter de dire “je communique, donc je suis”, puisque le langage précède la pensée ?
Le langage est le système structuré de signes oraux, corporels ou écrits qui joue un rôle prépondérant dans la construction et surtout le maintien de l’existence humaine. Nous nous approprions une langue pour construire notre identité et notre existence humaine, car la réalité passe nécessairement par la représentation que nous nous en faisons, et cette représentation est inséparable des symboles qui la désignent. Le langage est ce qui nous permet d’être au monde.
Selon une étude de 2024, les six langues les plus parlées dans le monde sont l’anglais, le chinois mandarin, l’hindi, l’espagnol, l’arabe et le français. Il est vrai que l’anglais, l’espagnol et le français sont largement parlés en raison de leur passé colonial, où la langue du dirigeant était imposée à la population autochtone. Cela dit, le monde étant de plus en plus petit en raison des voyages et des migrations, il est absolument nécessaire de disposer d’une langue commune pour la communication entre les différentes communautés, mais cela ne doit pas se faire au détriment de la disparition des langues maternelles. La culture et les traditions sont préservées par la langue maternelle parlée dans une région. Il est donc indéniable qu’il est important d’être multilingue.
La langue maternelle, également appelée langue d’origine ou première langue, désigne la première langue apprise au cours des quatre premières années de la vie d’un enfant, avant même qu’il n’apprenne à parler ou qu’il n’aille à l’école. Convaincue que la diversité culturelle et linguistique est la clé des sociétés durables, l’UNESCO a proclamé le 21 février Journée internationale de la langue maternelle depuis 2000. Cette année, l’accent est mis sur la promotion et l’encouragement d’une éducation multilingue fondée sur la langue maternelle, dans laquelle l’apprentissage commence dans la langue la mieux maîtrisée par l’enfant, puis introduit progressivement d’autres langues.
L’UNESCO estime que 40 % de la population mondiale n’a pas accès à l’éducation sans barrière linguistique, tandis que l’Association pour le développement de l’éducation en Afrique (ADEA) affirme qu’au moins 85 % des enfants africains commencent leur vie scolaire en étant obligés d’apprendre dans une langue qu’ils n’ont jamais parlée ou entendue. Avec près de 250 langues maternelles en République démocratique du Congo (RDC) et un taux d’analphabétisme de 29 % d’ici 2020 selon les Nations unies, il est important de comprendre l’impact de la transition abrupte de la langue maternelle à la langue d’instruction sur la qualité de l’éducation dans l’un des pays les plus multilingues et les plus multiculturels d’Afrique.
La langue, un aspect fondamental de l’identité humaine
La langue est bien plus qu’un simple outil de communication. C’est un outil d’identification de soi et des autres. Comme l’a dit le linguiste français Émile Benveniste, c’est dans et par le langage que l’homme se constitue en tant que sujet. “Je suis français”, “je suis italien”, “je suis anglais” ou “je suis japonais”, autant de formules qui démontrent le lien étroit entre la langue, l’identité et la culture. La langue est à elle seule le fondement de la personnalité et de la réalité dans laquelle l’individu évolue et la base des capacités intellectuelles. C’est par la langue que se crée la culture, que se partagent et s’acquièrent les connaissances. L’homme traduit par la langue ce qui lui est cher et la langue évolue avec lui, reflétant sans cesse la société et le monde qui l’entourent à travers le prisme de son locuteur. Lorsqu’une langue meurt, elle emporte avec elle la culture et l’identité de tout un peuple. Langue, identité et développement sont donc intrinsèquement liés, d’où l’importance de placer la langue au cœur de l’apprentissage.
Malgré cette relation étroite entre langue, identité et développement, l’Afrique est le seul continent à ne pas avoir intégré les langues maternelles parlées au quotidien dans l’enseignement scolaire. Dotée d’un large patrimoine linguistique, la RDC compte quatre langues nationales : Le lingala, le swahili, le kikongo et le tshiluba. Elles divisent le pays en quatre grandes zones linguistiques et devraient en principe être utilisées dans l’enseignement, la presse et les tribunaux, car elles sont les mieux comprises par la population. Malheureusement, en RDC, ces langues nationales sont négligées au profit de la langue coloniale, le français.
L’impact des langues sur la diffusion des connaissances
La RDC est une tapisserie vibrante de diversité linguistique. Ce paysage multilingue ne témoigne pas seulement de la richesse du patrimoine culturel du pays, mais joue également un rôle essentiel dans l’élaboration de sa dynamique sociale, politique et économique.
Les langues sont plus que de simples outils de communication. Elles sont profondément liées à l’identité, à l’histoire et à l’appartenance, agissant comme des fils qui relient les individus à leurs communautés et à leur patrimoine. Dans un pays aussi vaste et culturellement diversifié que la RDC, les langues devraient jouer un rôle crucial dans la préservation et la transmission des traditions, de l’histoire et des valeurs d’une génération à l’autre.
Malheureusement, aucune des langues qui font du Congo un pays multiculturel n’est exploitée dans l’ensemble du pays. Le swahili est utilisé dans les zones orientales, le lingala dans les zones occidentales, le tshiluba dans les zones centrales et le kikongo dans les provinces du Bandundu et du Bas-Congo. Néanmoins, pour communiquer entre eux, les Congolais de ces différentes zones linguistiques ont recours au français, langue étrangère, conséquence culturelle de la colonisation, qui sert de lien linguistique entre tous les peuples de la RDC, maintenant l’unité nationale.
En reléguant les langues nationales au second plan au profit du français, le Congo complique non seulement la diffusion du savoir dans le pays, mais aussi l’intégration de son intelligentsia – une classe sociale engagée dans le travail de création et de diffusion de la culture – dans la communauté académique mondiale. Cette réflexion est confirmée par les chiffres du rapport de l’Unesco sur la science, qui indique que sur les vingt pays qui comptent le plus de publications académiques dans le monde, une majorité (douze) ont une langue officielle exclusive au pays et à ses zones frontalières.
Mireille Kasongo, promotrice de “Yes ! AfriCan”, a déclaré que c’était “une évidence dans tous les pays hors d’Afrique. En France, on enseigne en français, on ne pose même pas la question. C’est la même chose en Italie et ailleurs. Ici au Congo, et dans beaucoup de pays africains, on enseigne dans la langue des colons. L’enseignement en français ne pose pas de problème pour les enfants dont la langue maternelle est le français. Je pense à tous les enfants congolais qui n’ont pas le droit d’accéder à une éducation de qualité dans leur langue, alors qu’ils vivent sur leur propre terre. [Dans la mesure où ces enfants apprennent de nouvelles choses dans une langue qu’ils ne connaissent pas, cela les met en difficulté et crée également un manque d’estime de soi, car ils considèrent que “si je ne comprends pas, je suis stupide”.
Prétendre que la pensée et le langage sont dissociables serait erroné dans le contexte de l’éducation des enfants. Selon l’hypothèse de Benjamin Lee Whorf, linguiste et anthropologue américain, c’est à partir du langage que l’expérience prend forme. Les mots sont indispensables à la conception de la réalité, tout comme un enfant interrogerait le nom d’un objet pour lui donner un sens. Un sens indépendant de l’objet désigné, qui s’attache plutôt à l’identité de soi, aux autres et aux relations qui lient le soi aux autres. En d’autres termes, les mots ne sont pas simplement des étiquettes pour les choses, mais ils sont aussi la façon dont nous construisons notre compréhension de nous-mêmes et du monde qui nous entoure. Ils jouent un rôle crucial dans la construction de notre identité et dans la manière dont nous interagissons avec notre environnement social et culturel.
Imposer à un enfant l’apprentissage d’une autre langue reviendrait à démystifier une réalité construite depuis l’enfance et à lui en opposer une autre. Le programme d’éducation multilingue proposé par l’Unesco serait construit sur un système qui va à l’encontre du triptyque des nations promouvant “un territoire, une langue officielle, une nation”. Avec le programme d’éducation multilingue, une langue maternelle d’envergure régionale serait utilisée pour les bases de l’alphabétisation, rapidement complétée par l’enseignement d’une langue maternelle d’envergure nationale, et terminée par l’enseignement d’une langue internationale. Le système actuel n’est pas une solution pratique dans un pays aussi riche sur le plan linguistique, car les langues internationales ne sont souvent maîtrisées que par une minorité. L’application de ce système permet non seulement d’assurer une transition progressive de la langue maternelle à la langue internationale, mais aussi d’élargir et de diversifier le nombre de participants aux débats démocratiques et l’accès à l’information. En outre, il est reconnu que le maintien des langues maternelles dans l’éducation des enfants réduit le stress lié à l’adaptation à un nouveau programme et facilite l’apprentissage des langues secondaires, grâce aux processus mentaux acquis lors de l’apprentissage de la langue maternelle.
Le système éducatif de la RDC est encore confronté à de nombreux défis, qui ont un impact sur la disponibilité et l’efficacité de l’enseignement. Nous manquons d’enseignants, d’environnements d’apprentissage favorables et d’équité dans l’accès à l’éducation, pour n’en citer que quelques-uns. Néanmoins, un système éducatif qui prendrait en compte le multilinguisme du pays serait un pas de plus vers une éducation de qualité accessible à tous. De plus, une éducation multilingue contribuerait au maintien des cultures qui peuplent la RDC et en font un si beau pays. Identité, langue et développement ne font qu’un, et le développement de la RDC passe par son éducation.
Dans un pays aussi diversifié sur le plan linguistique que la RDC, on ne saurait trop insister sur l’importance d’embrasser et de célébrer cette diversité. Le multilinguisme offre une multitude d’avantages, allant de la promotion de la compréhension interculturelle et de la tolérance à l’enrichissement des possibilités d’éducation et à l’amélioration des perspectives économiques. En valorisant et en promouvant la diversité linguistique, la RDC peut exploiter tout le potentiel de sa population diversifiée et ouvrir la voie à une société plus inclusive et plus prospère.
Les efforts visant à promouvoir le multilinguisme en RDC doivent aller de pair avec des initiatives visant à combler les fossés linguistiques et à promouvoir l’unité. Investir dans l’enseignement des langues, promouvoir le bilinguisme et le multilinguisme, et favoriser une culture de respect de toutes les langues sont des étapes cruciales vers la construction d’une société plus cohésive et plus inclusive.